L’économie maritime : un enjeu stratégique pour la France


Par Bernard PLANCHAIS, Directeur Général Délégué, DCNS

 

Les ruptures se dessinent dans les écosystèmes marins avec l’ouverture des nouvelles routes maritimes et l’exploitation des ressources géologiques du Pôle Nord. La mer, peu contrôlée aujourd’hui, est un espace stratégique insuffisamment pris en compte. Ces ruptures se traduiront par une croissance dans l’industrie des mers, dont les prémisses sont déjà visibles.

 

Un monde instable par nature…

Un monde multipolaire se caractérise avant tout par une modification permanente des rapports de force entre ses pôles. L’instabilité constitue son mode de fonctionnement naturel. Dans ce monde qui bouge, il faut pouvoir se déplacer. Là où les joueurs d’échecs américains et russes remuaient assez peu leurs pièces principales, les pôles actuels ne cessent de faire avancer les leurs. Ainsi de la Chine ou de l’Inde, qui multiplient les conclusions d’accords ou les ouvertures de bases navales le long de l’ancienne route des Indes, mais en direction de l’Occident. De fait, les océans sont le seul espace de la planète où chacun est libre de se mouvoir, et ils occupent 42 des 64 cases de l’échiquier planétaire. Dans cet espace gigantesque, deux bouleversements s’ébauchent.

 

… où des ruptures se dessinent

En premier lieu, de nouvelles routes maritimes sont susceptibles de s’ouvrir. Le doublement du canal de Panama permettra à ce dernier de recevoir les plus gros des navires commerciaux, obligés pour le moment de contourner l’Amérique du sud par le Cap Horn. Dans ce contexte, la Chine a offert au Panama en mars 2011 de lui réaliser et d’opérer le long du canal une ligne de chemin de fer destiné au fret des marchandises. Cette proposition d’investissement, et le volume qui lui est associé, constituent un indice de l’importance du trafic commerciale qui devrait s’établir à terme entre Shanghai et le Brésil. Par ailleurs, sa concrétisation représenterait une brèche notable dans le respect ininterrompu depuis un siècle de la doctrine Monroe, qui voue le continent américain à l’influence exclusive des Etats-Unis.

L’autre route maritime susceptible de s’ouvrir se situe au pôle Nord. Avec la fonte des glaces, pour relier Rotterdam à la Chine, il n’est pas exclu que les armateurs ne se décident à économiser jusqu’à 14 jours de navigation par rapport à la route actuelle, qui passe par Singapour, Suez et la Méditerranée. Cette option ne sera engagée que dans vingt années au mieux, lorsque le passage du Nord sera équipé en phares, balises, ports et infrastructures de secours, et surtout que sera engagé le renouvellement de la flotte commerciale mondiale. Dans un premier temps, le trafic ne concernera sans doute que l’évacuation des matières premières extraites des sous-sols de l’Arctique.

Car la véritable rupture que s’apprêtent à subir les océans se situe du côté des ressources. Jusqu’à présent, le milieu maritime constituait le dernier espace dans lequel l’homme est resté au stade du néolithique, c’est-à-dire nomade. Mais il semble bien qu’ait commencé la sédentarisation de l’homme en mer.

 

La colonisation des mers a commencé

Elle a été entamée il y a trente ans par le recours aux plates-formes pétrolières offshore. Désormais elle s’accélère avec l’épuisement progressif des réserves fossiles et minérales disponibles à terre. Ce manque provient soit du tarissement des mines, soit de l’impossibilité légale d’en ouvrir de nouvelles. Ainsi, aucune carrière de sable ne parvient plus à ouvrir en France en raison de la multiplication des contraintes réglementaires. Face à des réserves estimées entre cinq et sept années pour la Bretagne, un cimentier comme Lafarge a décidé d’exploiter les sables marins au large de Lorient. Confronté à des problèmes similaires en Afrique du Sud, le groupe De Beers dispose désormais en propre d’une flotte de six navires, destinés à extraire les 80 millions de carats identifiés en Namibie. Des explorations ont également lieu dans la Mer Rouge, à 115 km à l’ouest de Djedda. Au-delà de ces exemples, une industrie nouvelle s’est formée, appelée Marine Mining en anglais, qui ne prétend pas valoriser les fameux nodules polymétalliques, mais plutôt les métaux rares ou l’or.

 

Le pôle Nord, un développement à maîtriser sans confrontation entre les pays riverains

Dans ce cadre le pôle Nord présente des caractéristiques sans commune mesure. Dévoilée en 2009, la cartographie de sa géologie a été réalisée par des équipes américaines et canadiennes. Sous les glaces se trouvent près de 30% des réserves connues de la planète en hydrocarbures. Elles renferment aussi des minerais, de l’or ou des métaux rares. Plus de 84% de ces réserves se trouvent sous les mers. L’intérêt qu’elles présentent est renforcé par la succession des crises au Moyen-Orient. A long terme, la stabilité des pays riverains du pôle apparaît supérieure à celle des Etats du sud de la Méditerranée. Certes, des revendications territoriales existent entre le Canada, le Danemark, les Etats-Unis et Moscou. Pour autant il n’apparaît pas à ce stade qu’elles puissent entraîner de confrontations majeures. Par ailleurs 40% de ce trésor géologique appartient à la seule Russie. Son potentiel est tel que Rosneft a récemment ouvert une antenne de négoce à Genève spécifiquement dédiée à la mise en place de la gestion d'un marché international. D’après la Lloyd’s les pétroliers ont d’ores et déjà prévus d’investir 100 milliards de dollars dans l’exploitation des richesses du Nord.

Une fois extraites, ces richesses devront quitter l’Arctique. Leur production et leur transport exigeront donc des infrastructures spécifiquement maritimes destinées à réguler et accueillir le trafic des navires. Là réside un premier enjeu pour l’Europe.

 

Des enjeux stratégiques pour l’Europe

Pour aller en Asie, les hydrocarbures et les minerais du Nord emprunteront le détroit de Bering, situé entre la Russie et l’Alaska, puis le Pacifique. Pour l’Europe et l’Amérique du Nord, il faudra longer le Groenland ou l’Islande. Vraisemblablement, l’un ou l’autre hébergeront donc le futur grand port du Nord, appelé à devenir un nœud stratégique majeur. En ce qui concerne le Groenland, ce territoire quatre fois grand comme la France n’est peuplé que de 55 000 habitants, qui se détermineront en 2014 pour leur indépendance. D’ores et déjà, le Danemark a accepté le résultat du prochain vote. Afin d’éviter que le Groenland ne décide d’ancrer son destin dans l’influence américaine, russe ou autre, l’Union Européenne doit rapidement étudier quelle association proposer à ce futur pays. Il faudra prévoir en tout premier lieu le financement, la construction et les opérations des infrastructures portuaires et maritimes dont le pays aura besoin de se doter. Cet enjeu peut lui être soumis par la France, premier pays maritime d’Europe.

 

Des enjeux économiques et industriels pour la France : 300 000 nouveaux emplois dans 10 ans

De fait, avec ses espaces maritimes, le territoire français est plus vaste que celui de l’Europe : 11 millions contre 9 millions de km². Sur ce territoire, les enjeux économiques ne cessent de croître. L’un d’eux concerne la création d’une industrie des mers.

Par industrie des mers, nous parlons de la capacité humaine, technologique et financière d’exploitation de la ressource maritime. Cette ressource concerne aujourd’hui la pêche, l’énergie hydrocarbure, l’exploitation marine des minerais (sables et diamant) est engagée. Demain il s’agira des énergies marines, des bioalgues (carburant), des molécules (laboratoires) et surtout des minerais.

En termes économiques, aujourd’hui le chiffre d’affaire mondial de la mer représente environ 1 500 milliards d’euros[1]. Cette importance à est à comparer au transport aérien (de l’ordre de 620 milliards d’euros), à l’électronique grand public (1 000 milliards) ou aux services IT (800 milliards). L’économie liée à la mer compte parmi les plus importants secteurs économiques du monde, juste derrière l’agriculture et l’agroalimentaire mondial, supérieure à  2 000 milliards d’euros[2].

Parmi les 1 500 milliards de chiffre d’affaires annuels de la mer, 87% concernent les domaines traditionnels : pétrole et gaz (700 Mds€), transport (400 Mds€), construction navale (120 Mds€) et la pêche (90 Mds€).

Les 13% restant représentent des secteurs émergents. Certains n’existaient pas il y a cinq ans. Ces nouveaux secteurs comptent déjà pour 190 Mds€ annuels. Il s’y trouve l’aquaculture et les bioalgues (29 Mds€), les minerais (38,5 Mds€), le dessalement d’eau douce (29,5 Mds€) et les énergies marines (1,5 Mds€). D’ici 10 ans, le chiffre d’affaire de ces nouveaux secteurs devrait doubler.

Dans ces secteurs, la France est bien positionnée. Elle peut prétendre capter une part significative de ce marché qui devrait doubler dans les 10 ans et atteindre un volume proche de 400 Mds€.

Autrement dit, si la France capte 10% de ce marché mondial des nouveaux secteurs maritimes – et cet objectif est à notre portée compte tenu de nos atouts (2° ZEE, acteurs industriels et scientifiques) - elle aura créé sur son sol des industries nouvelles d’un chiffre d’affaire cumulé de l’ordre de 40 Mds€,  l’équivalent de toute l’industrie aéronautique et spatiale française, créant ainsi 300 000 emplois nouveaux soit un doublement de l’économie maritime nationale actuelle. 

 

Les opportunités françaises à court terme : l’énergie et les matières premières

Pour ce qui concerne l’énergie, deux opportunités émergent. La première concerne la production de pétrole et de gaz dans les eaux françaises. En Guyane, des prospecteurs ont commencé à forer une zone dont la géologie est proche de celle du Ghana, où d’abondantes découvertes de 2009 sont désormais en exploitation. Dans le canal du Mozambique, les eaux sous souveraineté française, autour des Îles Eparses, disposent de sous-sols semblables à ceux de Madagascar où se trouvent plus de 16 milliards de barils. La Nouvelle-Calédonie présente également des caractéristiques sismiques dignes d’intérêt. Plus proche de la Métropole, la Méditerranée recèle des réserves de gaz qui courent de l’Algérie et du Maroc au sud de la France et de l’Espagne. Cette dernière a autorisé des travaux de prospection dans ses eaux.

La seconde opportunité concerne les énergies marines renouvelables. La France a lancé un appel d’offre de 3 GW afin de combler son retard dans l’éolien offshore posé. Elle conserve par ailleurs son avance pour l’éolien flottant, les hydroliennes, les houlomoteurs et l’énergie thermique des mers. Ces quatre technologies sont désormais développées par de puissants groupes industriels tricolores, qui sont parmi les seuls de la planète à avoir investi et pris des risques. Entre 2013 et 2015, plusieurs départements et territoires d’Outre-Mer peuvent y gagner l’autonomie énergétique et disposer d’une filière exportatrice de techniciens destinés à maintenir les centrales vendues aux pays voisins.

Pour les matières premières, la France bénéfice dans les eaux internationales autour de Wallis et Futuna de réserves de terres rares parmi les plus importantes du monde. C’est la raison pour laquelle la Chine a déposé une demande d’exploitation auprès de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM). A ce jour, Pékin a déposé plusieurs dizaines de demandes auprès de cet organisme. Le 10 juin dernier la France a enfin bougé. Un comité interministériel de la mer s'est tenu à Guérande. Il a décidé d’élaborer une stratégie nationale sur les ressources minérales profondes en mer. Par ailleurs il sera déposé dès que possible auprès de l'AIFM une première demande de permis d'exploration relatif aux amas sulfurés. L’intérêt des ces amas au large de Wallis et Futuna a été confirmé par une récente campagne de prospection menée par l’IFREMER en partenariat avec l’Agence des aires marines protégées, le BRGM, Areva, Eramet et Technip.

En conclusion face au besoin planétaire de valoriser les océans, il convient de travailler sur trois priorités :

-          La première concerne l’harmonisation des normes environnementales. Les Etats n'imposent pas à leurs industriels les mêmes normes, ce qui induit une distorsion de la compétitivité.

-          La seconde relève de l'innovation sur toute la chaîne de valeur ajoutée : dans une ruée vers l'or, on gagne à vendre des pioches. Or, la France dispose d'acteurs de référence mondiale dans tous les secteurs de l’économie maritime.

-          La troisième priorité est celle de la protection de notre propre espace maritime, afin de s'en assurer la maîtrise pour les décennies à venir.

L’économie maritime nationale représente déjà un chiffre d’affaire, non compris le secteur du tourisme, de 51 milliards d’euros et emploie 300 000 personnes[3]. Son poids économique peut -et doit- doubler en 10 ans. Nous avons devant nous un challenge à la hauteur de celui que nos prédécesseurs ont relevé dans les années 60 et 70 en prenant l’initiative ambitieuse de construire les filières nucléaire et aérospatiale dont nous sommes fiers aujourd’hui.

 

Bernard PLANCHAIS, Directeur Général Délégué, DCNS

 



[1] Source : Indicta, étude prospective des marchés mondiaux du maritime, 2011

[2] Sources : IATA, Gartner et FAO, 2011.

[3] Source : rapport annuel 2011 du Cluster Maritime Français

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